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Morceau de bravoure de l’habitat parisien dû à Le Vau et décoré par Le Brun, l’hôtel Lambert édifié au XVIIe siècle à la proue de l’île Saint-Louis a été cédé récemment à un prince qataris, grand amateur d’art français. Ce dernier a chargé Alain-Charles Perrot, architecte en chef des monuments historiques d’un projet de restauration qui prévoit le retour de l’ancienne construction aujourd’hui redivisée à sa vocation originelle de résidence privée. Or les travaux prévus soulèvent une indignation unanime chez les spécialistes. Les pièces à conviction rassemblées ici tentent d’expliquer cette controverse.


 
À l’heure où le profit touristique et la rentabilité économique envahissent tous les échelons décisionnels, les édifices du passé reçoivent de plein fouet les effets d’une vague de vandalisme sans précédent. L’énormité des budgets et l’importance des campagnes de travaux s’inscrivent de plus en plus difficilement dans la continuité des cycles de transformation traditionnels. Il s’agit d’opérations choc qui, de fond en comble et jusque dans les épaisseurs des monuments, orchestrent avec faste une éradication massive de la substance historique, l’asservissement des systèmes distributifs originaux à un programme arbitraire ou à la fluidification de la masse touristique escomptée. La surimposition d’une image flatteuse, destinée à s’attirer les suffrages supposés d’un public courtisé à grand renfort de médiatisation ruine ce qu’il reste d’authenticité. C’est le retour en force à un façadisme plus dévastateur que jamais, qui traduit de manière poignante une absence de culture architecturale élémentaire très généralement partagée. L’« affaire Lambert » montre que cette stratégie patrimoniale appliquée aux grands sites gangrène désormais l’appréciation de l’intégralité du patrimoine bâti. Stigmatiser la naïveté, l’aveuglement ou la mauvaise foi de ceux qui se félicitent à l’avance du résultat et qui ont la faiblesse de croire que tel certain chalet des alpages, l’hôtel Lambert pourrait être « rebâti plus beau qu’avant » est une tâche à laquelle il est scandaleux qu’il faille s’atteler d’urgence.

 

Substance historique

Au moment où la tapageuse recomposition d’un Versailles toujours plus artificiel – et peut-être bientôt des Tuileries – focalise l’actualité, l’examen de ce cas d’espèces vient à point nommé : l’hôtel Lambert se prête à une démonstration facile. La demeure du XVIIe siècle cristallise en un concentré unique, tangible et particulièrement chéri d’un public très large l’ensemble de ce qu’on regroupe sous le vocable de substance historique. L’explicitation de cette dernière est d’autant plus nécessaire que maints observateurs peu au fait de ce qu’implique une intervention du type de celle à laquelle il s’agit de soustraire l’hôtel Lambert se demandent  en toute bonne foi ce que les spécialistes trouvent à y redire. Disons d’entrée de jeu que l’appréciation de la substance historique est l’effet d’une attitude intellectuelle qui réunit professionnels, décideurs et amateurs autour des ensembles architecturaux du passé. De ce regard critique nullement passéiste résulte une évaluation dynamique du patrimoine, considéré sous l’angle de ses qualités intrinsèques, de son potentiel de réutilisation et des conditions de sa transmission aux générations futures. Il s’agit d’une démarche patiente, préoccupée de l’expertise de ce qu’est l’ensemble bâti et de ce qu’il pourrait devenir. La connaissance de l’histoire des villes ne prêche nullement en faveur d’une dévotion inconditionnelle aux constructions du passé. Celle-ci se révélerait incompatible avec l’émergence de chefs-d’œuvre dont la réalisation s’est souvent faite au détriment d’édifices antérieurs non moins remarquables. La prospérité actuelle d’un secteur particulièrement convoité incline cependant à penser que dans sa configuration présente, l’île Saint-Louis s’apprête à traverser XXIe siècle sans que s’impose l’urgence d’une recomposition spectaculaire. Or, avant de renvoyer à un parti de restauration discutable, les hypothèses de transformation de l’hôtel Lambert génèrent un projet d’architecture qui compromet l’intégrité physique et l’authenticité de l’île en un point stratégique. Il n’y a aucune raison d’attendre que le public se résigne sans une contrepartie significative – l’excellence voire l’audace d’un projet qui ferait l’unanimité – au sabotage irrémédiable d’un ensemble patrimonial majeur.

 

Authenticité des sols

L’histoire de l’île Saint-Louis ne remonte guère qu’au début du XVIIe siècle, mais l’examen des parcellaires anciens témoigne du succès de l’opération. Reliée dès l’origine à la rive droite, à la rive gauche et à l’île de la Cité par trois ponts, l’île Saint-Louis presque oubliée par l’haussmannisation demeure remarquablement étrangère aux processus de transformation qui affectent la capitale. Aucune ligne de métro, aucun souterrain automobile, aucun parking enterré, aucune émergence de voitures, de piétons ou d’air vicié ne vient se superposer à la dialectique du rapport par essence fluctuant qui prévaut entre le niveau des eaux de la Seine et le profil des voies défini par l’ingénieur Marie. L’authenticité de cette stratigraphie à peine altérée par le réseau des égouts confère à l’île Saint-Louis une qualité de sol très rare à Paris, repérable dans les tissus constitués des villes où le principe de la dalle ne s’est pas manifesté. Par un phénomène d’inversion lié au retournement alors à ses débuts de la ville sur le fleuve, les demeures les plus luxueuses ont été édifiées bien en vue sur les quais, l’habitat du plus grand nombre se lovant dans les intériorités de la trame viaire orthogonale. Deux constructions – les hôtels de Bretonvilliers et Lambert – se distinguaient du bâti ambiant par une adaptation du type de la demeure « entre cour et jardin » à la topographie effilée de la proue de l’île. À la faveur d’intenses terrassements et de la mise en œuvre de levées de terre protectrices, l’une et l’autre disposaient de jardins suspendus desquels s’offrait un coup d’œil magistral sur l’amont du fleuve et le levant.

 

Un modèle

Le projet conçu par Le Vau pour son client présente un degré d’inventivité qui hantera durablement l’imaginaire tous ceux qui eurent à bâtir en aval et, plus tard, sur les boulevards. La répartition tant plein que vide des corps de logis sur la parcelle, l’articulation des volumes dans l’espace et l’épannelage de l’édifice traduisent un travail en coupe d’une virtuosité rare à Paris à cette époque. Le jeune maître d’oeuvre y matérialise avec brio le rapport inédit que certains particuliers fortunés souhaitent établir entre leur univers domestique, l’espace public et les lointains. Son bâtiment offre un concentré d’effets architecturaux et une écriture d’un caractère si novateur qu’aucune construction de son temps ne peut l’égaler, pas même l’hôtel de Bretonvilliers, qui en inspire le parti général. Censeur intransigeant, Jacques-François Bondel confirme la pérennité de la valeur de modèle de l’hôtel Lambert au milieu du règne de Louis XV. L’application maîtrisée du langage de l’architecture classique aux façades d’un édifice de cette complexité est une première dans l’habitat parisien. Sur rue, des bossages savamment dessinés expriment la minéralité de l’édifice et le fronton de la porte cochère annonce avec discrétion le type de langage qui s’imposera plus loin. À l’intérieur de la parcelle, selon une dialectique d’origine palladienne, l’utilisation simultanée des ordres superposés et de l’ordre colossal est une idée féconde. Cette adaptation d’une écriture contrastée en fonction de la distance de l’observateur et le correctif qu’on peut y apporter en jouant sur la proportion des colonnes offrent une démonstration éclatante de l’efficacité d’un système que Perrault portera au Louvre à une échelle grandiose. En altitude, l’épannelage des combles témoigne d’une créativité analogue. La toiture en pavillon destinée à magnifier la cage d’escalier appartient à un registre sans avenir immédiat, mais l’adaptation du comble asymétrique à la réalité du corps de logis entre cour et jardin connaîtra un succès immense. Dans les villes où les réglementations urbaines légifèrent sur la hauteur de l’entablement, le souhait de gagner du volume utile érigera cette combinaison de l’étage-attique et du comble à trois pentes en recette.

 

Promenade architecturale

La distribution de l’hôtel Lambert intègre la matérialisation d’un circuit qui fédère l’ensemble de la parcelle. La multiplication des effets produits vise tout autant à articuler la juxtaposition et la superposition des éléments du programme qu’à retarder et magnifier l’accès à un point de vue majeur. Circonstanciée par le cadrage du passage cocher, la découverte de la cour d’honneur fait converger les regards vers le fond de cet espace oblong et resserré. Les portiques superposés de la cage d’escalier et le comble en pavillon y forment un motif spectaculaire qui signale l’entrée du bâtiment. Un premier emmarchement pratiqué entre les colonnes assure la transition entre les dehors et le dedans. Un repos se présente, d’où divergent deux volées symétriques : celle de droite conduit à l’étage destiné à Jean-Baptiste Lambert. Son appartement consiste en deux séquences de pièces distinctes contenues dans deux ailes disposées en équerre. Le dièdre des façades détermine la géométrie d’un jardin de plain-pied d’autant plus saisissant qu’on croyait avoir abandonné tout sol susceptible d’être planté. Le parapet pratiqué en bordure de terrasse dissimule le quai et le mouvement qui s’y fait. Pour tous les locaux orientés de ce côté, il en résulte une appropriation des vues cadrées qui majorent à l’infini l’étendue réelle de la parcelle. La poursuite de la découverte de l’hôtel exige qu’on regagne la cage d’escalier. Une longue volée droite aboutit à l’étage destiné à madame Lambert – le second étage carré – dont la distribution et la décoration lui confèrent son statut exceptionnel de piano nobile. Une enfilade spectaculaire – environ 50 mètres – y met en valeur la plus grande longueur bâtie de l’hôtel. Celle-ci inclut la célèbre galerie décorée par Le Brun, dont le bow-window pratiqué à l’extrémité constitue l’apothéose et le point d’orgue de la promenade architecturale.

 

Tribulations

En pérennisant le principe d’un franchissement de la Seine inauguré sous Louis-Philippe à la hauteur de la pointe de l’île, le pont Sully entérine la redéfinition du contexte urbain local. La diagonale de l’ouvrage d’art tendue entre la colonne de Juillet et la lanterne du Panthéon prend l’étrave de l’île Saint-Louis en écharpe et consomme le démantèlement de l’hôtel voisin de Bretonvilliers. Le périmètre de l’hôtel Lambert est épargné de justesse, mais la volonté de raccorder le quai d’Anjou au tablier du nouveau pont entraîne le relèvement de la voirie à l’extrémité de l’île et l’ensevelissement du mur de soutènement de la terrasse. Pour protéger l’intimité compromise du jardin, on plante les marronniers encore visibles et le parapet sera muni d’une grille. À l’intérieur de son enceinte, beaucoup plus favorisé par le sort que maints édifices du Marais de la même génération, l’hôtel Lambert traverse les âges sans atteinte majeure à l’intégrité de son architecture. Mieux, au XVIIIe siècle, l’annexion la parcelle voisine – l’actuel 3, quai d’Anjou – permet d’éviter un morcellement des appartements – la galerie, notamment – qui s’impose dans presque toutes les grandes demeures analogues. L’aménagement intérieur de l’hôtel se caractérise aujourd’hui par la juxtaposition de décors appartenant à des époques diverses. Si le souvenir de l’œuvre de Le Vau est très présent dans les appartements des époux Lambert, les noms de Viollet-le-Duc, de Lassus, de Dupont et de Mongiardini se rattachent à des restaurations et à des aménagements des XIXe et XXe siècle, tous très respectueux de l’intégrité structurelle de l’édifice. Des épisodes telle que l’installation éphémère d’une matelasserie et d’un pensionnat de jeunes filles au début du XIXe siècle n’ont engendré que des adaptations superficielles. Caves voûtées, jardin suspendu, façades, murs de refend, planchers à la française, cloisons, escaliers, et charpente offrent le témoignage rarissime et presque intact de l’art de bâtir à Paris sous le règne de Louis XIII.

 

Le projet

Selon un usage courant dans la restauration des édifices classés, la maîtrise d’œuvre fait l’objet d’un partage entre deux praticiens. À l’« en chef » Alain-Charles Perrot incombe la responsabilité de la restauration des extérieurs et ceux des intérieurs dont les décors sont réputés présenter un intérêt historique. Le décorateur Alberto Pinto prend en charge la transformation de tout ce qui n’est pas orné. Cette appréciation schizophrénique de la mission à remplir où le décor l’emporte sur la structure a des implications très lourdes sur le projet. Destiné à un usage privé, on pouvait a priori miser sur la continuité d’une adéquation heureuse entre l’ancien programme de l’hôtel et celui de la résidence de l’actuel propriétaire. Si les maîtres, leurs invités et les domestiques ne sont ni plus ni moins nombreux que du temps des Lambert, l’évolution des mœurs et des normes de confort entraîne l’augmentation et une hypertrophie des locaux nécessaires. C’est au chausse-pied qu’on entreprend de faire rentrer le nouvel organigramme dans les 3300 m2 de SHON que comporte l’enveloppe du XVIIe siècle. L’aménagement de nombreuses suites hôtelières de goût international engendre le saucissonnage des deux grands plains-pieds savamment hiérarchisés et l’assujettissement de leur cohérence aux effets d’une répétitivité triviale. La fluidification des circulations verticales, la climatisation des appartements de maître et l’importance des réseaux entraînent parallèlement l’installation de plusieurs gaines techniques d’un volume considérable. Celle qu’il est prévu de pratiquer toute hauteur dans le logis entre cour et jardin pour abriter une cabine d’ascenseur et des tuyauteries aurait une section d’environ 9 mètres carrés. Tout au plus les maîtres d’œuvre font-ils mine de déplorer la dépose d’un plancher à la française dans un local pudiquement répertorié sous le cote D 1013, dont on découvre qu’il s’agit de la propre chambre à coucher de feu Jean-Baptiste Lambert. Comment ne pas s’inquiéter des multiples ouvrages que balayera le coulage de cette cage de béton disproportionnée, dont un escalier établi par Lassus dans les parties hautes de l’édifice ? À rez-de-chaussée, on prévoit de saturer les locaux naguère dévolus au garage et à la circulation des voitures de chambres de domestiques, d’équipements sanitaires et d’installations sportives. Dans l’état actuel du projet, le jardin suspendu ferait les frais du bourrage de la parcelle et accueillerait les voitures chassées de la place qu’elles occupaient naguère. Il est prévu que cette opération se manifeste sur le quai par une porte de garage à double battants pratiqué dans le plein du mur de soutènement côté Seine et par la surélévation du parapet qui le couronne. On ne peut qu’attirer l’attention du public sur l’importance des destructions qu’exige la reconversion drastique des dedans. Déplacement de points porteurs, reprises en sous-œuvre, recomposition des cloisonnements et suppressions de multiples cheminées porteraient une violente atteinte à la cohérence structurelle initiale. À l’extérieur, il va de soi que l’ambition folle du retour à un état idéalisé entraînerait une perte de substance historique plus manifeste encore.

Puisse l’heureux propriétaire de l’hôtel Lambert saisir l’opportunité de la controverse qu’inspire ce projet canaille pour reconsidérer le bien-fondé de plusieurs des options envisagées. Si l’absence de cohérence des hypothèses de restauration peut échapper au profane, la piètre qualité de l’intégration d’un programme trop lourd apparaît de manière flagrante. Le fleurissement discutable des extérieurs et le retour hasardeux à un état idéal sont une contrepartie d’un cynisme étranger à l’approche scientifique. À l’aune de la valeur historique et architecturale du bâtiment, les améliorations de confort et les équipements projetés font figure de gadgets dérisoires engendrant la normalisation aberrante d’un édifice unique de même qu’un risque de moins-value immobilière. Il existe d’autres moyens de répondre aux vœux du commanditaire. Insultant camouflet infligé à l’exercice de la profession d’architecte restaurateur, la réalisation de ce projet constituerait un précédent fatal à un moment où du désengagement national résulte que des édifices de toutes époques et de premier ordre se bradent dans la France entière. Du point de vue des stratégies patrimoniales, l’absence d’implication des pouvoirs publics sur ce cas d’espèces où la raison d’État n’a nul motif d’être invoquée est de nature à saper durablement l’autorité dont jouissent nombre de praticiens français sur la scène internationale.

 

Jean-François Cabestan, architecte du patrimoine et maître de conférences à Paris 1, où il anime un séminaire « Habitat et patrimoine », est spécialiste de l’histoire de la genèse et des transformations de l’architecture domestique parisienne. Il est l’auteur de La conquête du plain-pied, publié en 2004 aux éditions Picard.

 

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 Pierre Housieaux, prési
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La presse en parle...

LE MONDE | 23.02.09 |


Pour l'hôtel Lambert, faites encore un effort, Monsieur l'architecte en chef !

par Claude Mignot


Le
18 décembre 2008, la Commission du Vieux Paris alertait l'opinion sur la dénaturation importante que subirait l'hôtel Lambert, l'un des grands chefs-d'oeuvre de l'architecture du Grand Siècle, classé Monument historique depuis 1862, si le projet de "réhabilitation" élaboré par l'architecte en chef des Monuments historiques (MH), M. Alain-Charles Perrot, pour le nouveau propriétaire, n'était pas profondément amendé. L'affaire de l'hôtel Lambert, dont Le Monde s'est plusieurs fois fait l'écho, commençait.
Réflexion faite, le plus étrange est que les points les plus discutables du projet, voire les plus scandaleux, tiennent moins aux exigences du client qu'aux choix techniques, aux caprices esthétiques et aux erreurs historiques de l'architecte.
Le premier point, celui par lequel le scandale est arrivé, est le parti de creuser et de cuveler de béton la cour et le jardin, pour installer un vaste parking souterrain et les lourds équipements techniques, électriques et géothermiques retenus par M. Perrot.
Il est assez ahurissant qu'un architecte en chef des MH ait pu proposer de creuser le seul authentique jardin "suspendu" du "Paris Grand Siècle" pour établir un garage trouvant son débouché en plein milieu du mur du XVIIe, dans un site classé au Patrimoine mondial.
Ce parti de plan serait écarté, dit-on, mais faut-il revenir simplement au projet initial, que les services de la Ville avaient déjà rejeté : parking sous la cour et plateau technique sous le jardin ? Il présente deux inconvénients majeurs : le passage de béton reliant les deux cuvelages passe sous les caves du corps principal et viendra couper les pilotis de bois sur lequel repose l'hôtel Lambert, comme tous les vieux hôtels de l'île Saint-Louis ; d'autre part, même si le cuvelage technique est un peu réduit, l'authenticité et la beauté du jardin resteront fortement altérées.
Une seule solution est correcte d'un point de vue patrimonial : garer les voitures en surface, dans les anciennes remises de carrosse et dans le passage cocher existant sur le quai, comme le faisaient les Rothschild, les précédents propriétaires, ce qui permettrait de placer tout le plateau technique sous la cour pour dégager les caves, sans creuser sous le jardin.
Le deuxième point, qui fait aussi scandale, touche la dernière pièce du grand appartement du premier étage, avec son plafond à poutres et solives peintes et dorées avec des figures - putti et médaillons -, que l'étude a reconnu comme authentique, avec des restaurations d'extension limitée. Le projet prévoyait de transformer le noble "cabinet" de M. Lambert en salle de bains et dressing, et de détruire un bon tiers du plafond pour faire passer un ascenseur et une énorme gaine technique. Devant la presse en janvier, l'architecte reconnaissait l'écueil, "concession faite au propriétaire", qui souhaitait un accès direct par ascenseur à sa chambre.
On attendait plutôt qu'il trouve la bonne passe pour l'éviter... derrière la cloison qui retranche depuis le XVIIIe ou le XIXe un quart environ du grand cabinet de travail d'origine, l'ascenseur pouvant remplacer le petit escalier de dégagement installé là. Et, si on y retrouve le quart manquant du plafond peint d'origine, il faudra savoir persuader le nouveau propriétaire, qui aime, dit-on, l'art et Paris, qu'on a des devoirs vis-à-vis du patrimoine qu'on occupe, et que, pour préserver cette découverte, il faudra se satisfaire d'un ascenseur s'arrêtant au premier étage (deux autres ascenseurs n'étant pas si loin) pour ne pas détruire ce qu'on viendrait à découvrir.
Le troisième point est sans doute moins spectaculaire, mais, pour l'architecture comme pour la haute couture, tout est dans les détails autant que dans le grand dessin. Il touche à la doctrine de restauration, qui a fait pourtant l'objet d'accords internationaux signés par la France, la charte de Venise en 1965 et la convention européenne de Grenade en 1985, et dont la règle majeure est le respect des strates de l'histoire.
Or le prince polonais Adam Czartoryski, qui rachète l'hôtel en 1842 et dont la famille le possède jusqu'en 1976, opère une importante restauration avant d'accueillir dans ses salons tous les exilés polonais de Paris et quelques-unes des gloires de la France littéraire. Pourquoi vouloir gommer toute trace de cette seconde brillante période pour restituer un pseudo-état XVIIIe ?
Il est absurde de vouloir remplacer dans la cage du grand escalier la balustrade haute, créée au XIXe, par une balustrade neuve, en s'appuyant sur une gravure dont on peut démontrer la fausseté, comme de substituer au lanternon zénithal en place un lanternon neuf, dont le modèle n'est pas documenté. Absurde aussi de changer le dessin des lucarnes, dont la plupart datent de cette même époque, d'autant que l'opération conduit à déposer les beaux vitraux qui éclairent le corridor de l'atelier installé dans les combles pour le prince polonais par J.-B. Lassus, le restaurateur de la Sainte-Chapelle, à Paris.
En fait, si les deux commissions, qui doivent se réunir prochainement, n'y mettent pas leur veto, c'est tout cet appartement néogothique, y compris l'escalier qui y mène, que s'apprêtent à faire disparaître M. Perrot et M. Pinto, le décorateur dont le rôle est sans doute plus important que ce qu'on en a dit jusqu'ici.
Pourquoi diable faut-il une campagne de presse et d'opinion pour obtenir le respect de notre patrimoine ? Tous les atouts semblaient pourtant ici réunis : un propriétaire amoureux des arts, prêt à dépenser sans compter et donnant carte blanche à un architecte des Monuments historiques, épaulé par un comité scientifique. Mais voilà : l'architecte a une vision archaïque de la restauration, le comité ne comprenait jusqu'il y a quelques semaines ni spécialiste d'architecture ni spécialiste du second-oeuvre, et le ministère pilotait le tout en direct dans le secret.
Maintenant que le dossier est public, espérons que le bon sens patrimonial l'emportera et que l'hôtel Lambert pourra retrouver sa splendeur.


Claude Mignot est professeur d'histoire de l'art et de l'architecture à l'université de Paris-Sorbonne, membre de la Commission du Vieux Paris.

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