LE MONDE | 23.02.09
|
Pour l'hôtel Lambert, faites encore un effort, Monsieur l'architecte en chef !
par Claude Mignot
Le 18 décembre 2008, la Commission du Vieux Paris alertait l'opinion sur la dénaturation importante que subirait l'hôtel Lambert, l'un des grands chefs-d'oeuvre de l'architecture
du Grand Siècle, classé Monument historique depuis 1862, si le projet de "réhabilitation" élaboré par
l'architecte en chef des Monuments historiques (MH), M. Alain-Charles
Perrot, pour le nouveau propriétaire, n'était pas
profondément amendé. L'affaire de l'hôtel Lambert, dont Le Monde s'est plusieurs fois fait l'écho, commençait.
Réflexion faite, le plus étrange est que les points les plus discutables du projet, voire les plus scandaleux, tiennent moins
aux exigences du client qu'aux choix techniques, aux caprices esthétiques et aux erreurs historiques de l'architecte.
Le premier point, celui par lequel le scandale est arrivé, est le parti de creuser et de cuveler
de béton la cour et le jardin, pour installer un vaste parking souterrain et les lourds équipements techniques, électriques et géothermiques retenus par M.
Perrot.
Il est assez ahurissant qu'un architecte
en chef des MH ait pu proposer de creuser le seul authentique jardin "suspendu" du "Paris Grand Siècle" pour établir un garage trouvant son débouché en plein milieu du mur du XVIIe, dans un site
classé au Patrimoine mondial.
Ce parti de
plan serait écarté, dit-on, mais faut-il revenir simplement au projet initial, que les services de la Ville avaient déjà rejeté : parking sous la cour et plateau technique sous le jardin ? Il
présente deux inconvénients majeurs : le passage de béton reliant les deux cuvelages passe sous les caves du corps principal et viendra couper les pilotis de bois sur lequel repose l'hôtel
Lambert, comme tous les vieux hôtels de l'île Saint-Louis ; d'autre part, même si le cuvelage technique est un peu réduit, l'authenticité et la beauté du jardin resteront fortement
altérées.
Une seule solution est correcte d'un point
de vue patrimonial : garer les voitures en surface, dans les anciennes remises de carrosse et dans le passage cocher existant sur le quai, comme le faisaient les Rothschild, les précédents
propriétaires, ce qui permettrait de placer tout le plateau technique sous la cour pour dégager les caves, sans creuser sous le
jardin.
Le deuxième point, qui fait aussi
scandale, touche la dernière pièce du grand appartement du premier étage, avec son plafond à poutres et solives peintes et dorées avec des figures - putti et médaillons -, que l'étude a reconnu
comme authentique, avec des restaurations d'extension limitée. Le projet prévoyait de transformer le noble "cabinet" de M. Lambert en salle de bains et dressing, et de détruire un bon tiers du
plafond pour faire passer un ascenseur et une énorme gaine technique. Devant la presse en janvier, l'architecte reconnaissait l'écueil, "concession faite au propriétaire", qui souhaitait
un accès direct par ascenseur à sa chambre.
On
attendait plutôt qu'il trouve la bonne passe pour l'éviter... derrière la cloison qui retranche depuis le XVIIIe ou le XIXe un quart environ du grand cabinet de travail d'origine, l'ascenseur
pouvant remplacer le petit escalier de dégagement installé là. Et, si on y retrouve le quart manquant du plafond peint d'origine, il faudra savoir persuader le nouveau propriétaire, qui aime,
dit-on, l'art et Paris, qu'on a des devoirs vis-à-vis du patrimoine qu'on occupe, et que, pour préserver cette découverte, il faudra se satisfaire d'un ascenseur s'arrêtant au premier étage (deux
autres ascenseurs n'étant pas si loin) pour ne pas détruire ce qu'on viendrait à découvrir.
Le troisième point est sans doute moins spectaculaire, mais, pour l'architecture comme pour la
haute couture, tout est dans les détails autant que dans le grand dessin. Il touche à la doctrine de restauration, qui a fait pourtant l'objet d'accords internationaux signés par la France, la
charte de Venise en 1965 et la convention européenne de Grenade en 1985, et dont la règle majeure est le respect des strates de
l'histoire.
Or le prince polonais Adam Czartoryski, qui
rachète l'hôtel en 1842 et dont la famille le possède jusqu'en 1976, opère une importante restauration avant d'accueillir dans ses salons tous les exilés polonais de Paris et quelques-unes des
gloires de la France littéraire. Pourquoi vouloir gommer toute trace de cette seconde brillante période pour restituer un pseudo-état XVIIIe
?
Il est absurde de vouloir remplacer dans
la cage du grand escalier la balustrade haute, créée au XIXe, par une balustrade neuve, en s'appuyant sur une gravure dont on peut démontrer la fausseté, comme de substituer au lanternon zénithal
en place un lanternon neuf, dont le modèle n'est pas documenté. Absurde aussi de changer le dessin des lucarnes, dont la plupart datent de cette même époque, d'autant que l'opération conduit à
déposer les beaux vitraux qui éclairent le corridor de l'atelier installé dans les combles pour le prince polonais par J.-B. Lassus, le restaurateur de la Sainte-Chapelle, à
Paris.
En fait, si les deux commissions, qui
doivent se réunir prochainement, n'y mettent pas leur veto, c'est tout cet appartement néogothique, y compris l'escalier qui y mène, que s'apprêtent à faire disparaître M. Perrot et M. Pinto, le
décorateur dont le rôle est sans doute plus important que ce qu'on en a dit jusqu'ici.
Pourquoi diable faut-il une campagne de presse et d'opinion pour obtenir le respect de notre
patrimoine ? Tous les atouts semblaient pourtant ici réunis : un propriétaire amoureux des arts, prêt à dépenser sans compter et donnant carte blanche à un architecte des Monuments historiques,
épaulé par un comité scientifique. Mais voilà : l'architecte a une vision archaïque de la restauration, le comité ne comprenait jusqu'il y a quelques semaines ni spécialiste d'architecture ni
spécialiste du second-oeuvre, et le ministère pilotait le tout en direct dans le secret.
Maintenant que le dossier est public, espérons que le bon sens patrimonial l'emportera et que l'hôtel Lambert pourra retrouver sa splendeur.
Claude Mignot est professeur d'histoire de l'art et de l'architecture à l'université de Paris-Sorbonne, membre
de la Commission du Vieux Paris.