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25 décembre 2009 5 25 /12 /décembre /2009 20:19

Ce jour de Noël 2010, paraît dans Le Monde, un article d'Henri Gaudin, architecte, dont voici le texte :

"C'est une indignation à la mesure du forfait qu'on se prépare à commettre à son encontre. Le projet de restauration de l'hôtel Lambert, cet édifice majeur de l'architecte Le Vau, se dresse sur l'étrave de l'île Saint-Louis, en épousant la courbe de la Seine. Il est rare qu'un tel dynamisme s'allie avec la rigueur d'un ordonnancement au rythme souverain.

C'est le quai d'Anjou en son entier qui vient se terminer sur un jardin suspendu. L'île ménage une proue que domine le corps principal du prestigieux édifice, à la façon dont une passerelle se dresse sur un vaisseau. Le mouvement est si juste, l'assise du jardin suspendu si assurée, le rythme des fenestrages si délicat, l'architecture si dynamique qu'on croirait voir le bâtiment glisser le long de la Seine en exposant son étrave au courant, sans autre âge que celui de la jeunesse et du futur.

En abîmer les traits, c'est meurtrir la ville avec laquelle le magnifique hôtel Lambert fait corps.

Si comme le dit Victor Hugo, "l'usage appartient à quelques-uns et la Beauté appartient à tous", c'est nous tous qui en sommes les destinataires. Qui n'a pas ressenti qu'on ne saurait séparer la singularité prestigieuse de cet édifice du tout qu'est la ville ? La manifestation de sa beauté dépasse notre propre personne et intéresse la communauté en son entier. Témoignant d'une époque d'intense activité esthétique et éthique, l'excellence de son architecture, comme toute oeuvre d'aujourd'hui, offre sa puissance créatrice à travers le temps.

Le Vau, son architecte, n'est pas seulement contemporain de son siècle, il s'adresse à des générations futures, à tous ceux qui pensent que la modernité est de tous les âges, à ceux qui stigmatisent la bassesse par l'exigence de l'esprit. Ne défigurons pas une beauté sous la séduction de laquelle nous tombons tous. Soyons à son écoute, respectons l'intransigeance de son architecture, admirons la richesse des prestigieuses peintures de Le Sueur et de Le Brun.

Hélas ! le projet de "réhabilitation" manifeste l'intention de construire un parking sans se soucier des bouleversements des sols et du dommage causé aux substructions intouchées depuis 1640.

Lord Byron, Ruskin, Wagner, Proust, tous amoureux de Venise, ont-ils jamais exigé que leur carrosse et plus tard leur voiture pût accéder à l'intérieur des palais dans lesquels ils résidaient ? Quelle aberration d'exiger l'intrusion d'un parking à l'intérieur de l'édifice, de construire trois ascenseurs, de soustraire des pièces d'une délicate harmonie au profit de salles de bains multiples, d'altérer la proportion de certains salons, de supprimer des manteaux de cheminées et des escaliers élégamment balancés.

Ignore-t-on que par la surenchère d'aménagements superflus de salles de bains et par la transformation du chef-d'oeuvre en hôtel de luxe, on expose dès lors l'édifice aux impératifs d'une technique qui impose des passages de gaines de ventilation en tous sens, altérant l'ensemble de la construction et menaçant, par l'ampleur de locaux sous le jardin suspendu, l'intégrité des fondations.

C'est ne pas entendre les harmoniques de proportions savantes, c'est être aveugle au rayonnement qu'émettent les prestigieuses oeuvres des peintres Le Sueur et Le Brun, auquel on doit la Galerie des glaces de Versailles ; c'est ne pas écouter ce dont les murs ont perçu les échos. Oui ! ces murs ont une âme, ces espaces sont investis de ce dont ils ont été témoins.

Il est paradoxal de maltraiter ce qui est authentique et de se soustraire au respect d'une oeuvre prestigieuse dans le même temps qu'on s'affaire - contrevenant à l'esprit même d'une époque - à placer sur les façades des colifichets (pots à feu et autres pots à fleurs) dérisoires.

Qui peut être dupe de cette manière de nous donner le change en s'affairant maladroitement à l'inessentiel ? Mutiler salons et escaliers, rehausser le soubassement par un parapet qui alourdit sa proportion est une faute. Peindre des menuiseries en trompe-l'oeil sur la façade, une mascarade. Et comment peut-on faire disparaître de vieux appareillages de pierre dont les assises disjointes témoignent de l'empirisme des savoir-faire et du travail des maçons ?

Laissons à leur simplicité de vieilles cheminées qui font bon ménage avec l'esprit du Grand Siècle et sont des marques touchantes de la vie quotidienne. Comble de cynisme : sous couvert de respect du passé, on se propose de détruire d'authentiques lucarnes et leurs balcons en fer forgé pour leur substituer des succédanés dont la proportion maladroite brise le mouvement ascendant du motif d'entrée. Ah, les belles âmes que sont les sectateurs d'une authenticité au service de laquelle on sacrifie le vrai à la mythologie de la symétrie et de l'équilibre.

Niaiseries des "nigauds aux goûts appris", persiflait Stendhal, désignant les contempteurs de la dissymétrie et de l'irrégularité de l'admirable place du Quirinal, à Rome.

Peut-on briser la carapace d'indifférence dont se revêt la société ? A travers les mouvements d'indignation contre la mutilation de l'hôtel Lambert, on a l'espoir que oui. Nombreux sont ceux qui saisissent qu'une oeuvre est un maillon de la longue chaîne de la modernité qui parcourt les siècles, et qui ont foi en la vie de l'esprit. Ils savent que, dans une époque d'intense activité éthique et esthétique, les créateurs refusent de n'être que les hommes du présent, et s'adressent à ceux qui vivront le futur.

Si ce bâtiment est grand, c'est parce qu'il est le point d'orgue d'un ensemble qui s'appelle l'île Saint-Louis. Comme être singulier, il n'en fait pas moins partie d'un tout, tant il a d'affinités avec des proximités qu'il emporte dans son élan. Avec quelle grâce il se greffe au quai d'Anjou ! Cet édifice met en branle l'imagination, et nous porte à l'essentiel par sa qualité de trait, sa qualité de tension, sa façon d'avoir créé un avenir. Ne nous leurrons pas !

Musil nous invite à voir clair : "Jamais plus une idéologie unitaire, une "culture" ne viendront d'elles-mêmes dans notre société blanche..." C'est pour cette raison qu'on peut être fasciné par l'intensité créatrice de l'admirable édifice de Le Vau, et que ce n'est pas à lui de se conformer à nos usages, mais à nous de savoir vivre selon ce qu'il émet d'échos harmonieux.

J'ai entendu, dans la consternation, que les défenseurs de l'intégrité d'un fleuron de notre culture étaient des xénophobes. Je m'insurge ! Le sont ceux qui menacent l'intégrité d'un patrimoine ; ceux qui ruinent les inventions de vivre des Asiatiques, des Amérindiens, de l'islam, et participent à la destruction des cultures qui font monde.

Où l'on reconnaîtra que les premiers destructeurs c'est nous : à Pékin, à Shanghaï, en Europe et ailleurs."


 

Henri GAUDIN, Architecte

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La presse en parle...

LE MONDE | 23.02.09 |


Pour l'hôtel Lambert, faites encore un effort, Monsieur l'architecte en chef !

par Claude Mignot


Le
18 décembre 2008, la Commission du Vieux Paris alertait l'opinion sur la dénaturation importante que subirait l'hôtel Lambert, l'un des grands chefs-d'oeuvre de l'architecture du Grand Siècle, classé Monument historique depuis 1862, si le projet de "réhabilitation" élaboré par l'architecte en chef des Monuments historiques (MH), M. Alain-Charles Perrot, pour le nouveau propriétaire, n'était pas profondément amendé. L'affaire de l'hôtel Lambert, dont Le Monde s'est plusieurs fois fait l'écho, commençait.
Réflexion faite, le plus étrange est que les points les plus discutables du projet, voire les plus scandaleux, tiennent moins aux exigences du client qu'aux choix techniques, aux caprices esthétiques et aux erreurs historiques de l'architecte.
Le premier point, celui par lequel le scandale est arrivé, est le parti de creuser et de cuveler de béton la cour et le jardin, pour installer un vaste parking souterrain et les lourds équipements techniques, électriques et géothermiques retenus par M. Perrot.
Il est assez ahurissant qu'un architecte en chef des MH ait pu proposer de creuser le seul authentique jardin "suspendu" du "Paris Grand Siècle" pour établir un garage trouvant son débouché en plein milieu du mur du XVIIe, dans un site classé au Patrimoine mondial.
Ce parti de plan serait écarté, dit-on, mais faut-il revenir simplement au projet initial, que les services de la Ville avaient déjà rejeté : parking sous la cour et plateau technique sous le jardin ? Il présente deux inconvénients majeurs : le passage de béton reliant les deux cuvelages passe sous les caves du corps principal et viendra couper les pilotis de bois sur lequel repose l'hôtel Lambert, comme tous les vieux hôtels de l'île Saint-Louis ; d'autre part, même si le cuvelage technique est un peu réduit, l'authenticité et la beauté du jardin resteront fortement altérées.
Une seule solution est correcte d'un point de vue patrimonial : garer les voitures en surface, dans les anciennes remises de carrosse et dans le passage cocher existant sur le quai, comme le faisaient les Rothschild, les précédents propriétaires, ce qui permettrait de placer tout le plateau technique sous la cour pour dégager les caves, sans creuser sous le jardin.
Le deuxième point, qui fait aussi scandale, touche la dernière pièce du grand appartement du premier étage, avec son plafond à poutres et solives peintes et dorées avec des figures - putti et médaillons -, que l'étude a reconnu comme authentique, avec des restaurations d'extension limitée. Le projet prévoyait de transformer le noble "cabinet" de M. Lambert en salle de bains et dressing, et de détruire un bon tiers du plafond pour faire passer un ascenseur et une énorme gaine technique. Devant la presse en janvier, l'architecte reconnaissait l'écueil, "concession faite au propriétaire", qui souhaitait un accès direct par ascenseur à sa chambre.
On attendait plutôt qu'il trouve la bonne passe pour l'éviter... derrière la cloison qui retranche depuis le XVIIIe ou le XIXe un quart environ du grand cabinet de travail d'origine, l'ascenseur pouvant remplacer le petit escalier de dégagement installé là. Et, si on y retrouve le quart manquant du plafond peint d'origine, il faudra savoir persuader le nouveau propriétaire, qui aime, dit-on, l'art et Paris, qu'on a des devoirs vis-à-vis du patrimoine qu'on occupe, et que, pour préserver cette découverte, il faudra se satisfaire d'un ascenseur s'arrêtant au premier étage (deux autres ascenseurs n'étant pas si loin) pour ne pas détruire ce qu'on viendrait à découvrir.
Le troisième point est sans doute moins spectaculaire, mais, pour l'architecture comme pour la haute couture, tout est dans les détails autant que dans le grand dessin. Il touche à la doctrine de restauration, qui a fait pourtant l'objet d'accords internationaux signés par la France, la charte de Venise en 1965 et la convention européenne de Grenade en 1985, et dont la règle majeure est le respect des strates de l'histoire.
Or le prince polonais Adam Czartoryski, qui rachète l'hôtel en 1842 et dont la famille le possède jusqu'en 1976, opère une importante restauration avant d'accueillir dans ses salons tous les exilés polonais de Paris et quelques-unes des gloires de la France littéraire. Pourquoi vouloir gommer toute trace de cette seconde brillante période pour restituer un pseudo-état XVIIIe ?
Il est absurde de vouloir remplacer dans la cage du grand escalier la balustrade haute, créée au XIXe, par une balustrade neuve, en s'appuyant sur une gravure dont on peut démontrer la fausseté, comme de substituer au lanternon zénithal en place un lanternon neuf, dont le modèle n'est pas documenté. Absurde aussi de changer le dessin des lucarnes, dont la plupart datent de cette même époque, d'autant que l'opération conduit à déposer les beaux vitraux qui éclairent le corridor de l'atelier installé dans les combles pour le prince polonais par J.-B. Lassus, le restaurateur de la Sainte-Chapelle, à Paris.
En fait, si les deux commissions, qui doivent se réunir prochainement, n'y mettent pas leur veto, c'est tout cet appartement néogothique, y compris l'escalier qui y mène, que s'apprêtent à faire disparaître M. Perrot et M. Pinto, le décorateur dont le rôle est sans doute plus important que ce qu'on en a dit jusqu'ici.
Pourquoi diable faut-il une campagne de presse et d'opinion pour obtenir le respect de notre patrimoine ? Tous les atouts semblaient pourtant ici réunis : un propriétaire amoureux des arts, prêt à dépenser sans compter et donnant carte blanche à un architecte des Monuments historiques, épaulé par un comité scientifique. Mais voilà : l'architecte a une vision archaïque de la restauration, le comité ne comprenait jusqu'il y a quelques semaines ni spécialiste d'architecture ni spécialiste du second-oeuvre, et le ministère pilotait le tout en direct dans le secret.
Maintenant que le dossier est public, espérons que le bon sens patrimonial l'emportera et que l'hôtel Lambert pourra retrouver sa splendeur.


Claude Mignot est professeur d'histoire de l'art et de l'architecture à l'université de Paris-Sorbonne, membre de la Commission du Vieux Paris.

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