Ce jour de Noël 2010, paraît dans Le Monde, un article d'Henri Gaudin, architecte, dont voici le texte :
"C'est une indignation à la mesure du forfait qu'on se prépare à commettre à son encontre. Le projet de restauration de l'hôtel Lambert, cet édifice majeur de l'architecte Le Vau, se dresse sur l'étrave de l'île Saint-Louis, en épousant la courbe de la Seine. Il est rare qu'un tel dynamisme s'allie avec la rigueur d'un ordonnancement au rythme souverain.
C'est le quai d'Anjou en son entier qui vient se terminer sur un jardin suspendu. L'île ménage une proue que domine le corps principal du prestigieux édifice, à la façon dont une passerelle se dresse sur un vaisseau. Le mouvement est si juste, l'assise du jardin suspendu si assurée, le rythme des fenestrages si délicat, l'architecture si dynamique qu'on croirait voir le bâtiment glisser le long de la Seine en exposant son étrave au courant, sans autre âge que celui de la jeunesse et du futur.
En abîmer les traits, c'est meurtrir la ville avec laquelle le magnifique hôtel Lambert fait corps.
Si comme le dit Victor Hugo, "l'usage appartient à quelques-uns et la Beauté appartient à tous", c'est nous tous qui en sommes les destinataires. Qui n'a pas ressenti qu'on ne saurait séparer la singularité prestigieuse de cet édifice du tout qu'est la ville ? La manifestation de sa beauté dépasse notre propre personne et intéresse la communauté en son entier. Témoignant d'une époque d'intense activité esthétique et éthique, l'excellence de son architecture, comme toute oeuvre d'aujourd'hui, offre sa puissance créatrice à travers le temps.
Le Vau, son architecte, n'est pas seulement contemporain de son siècle, il s'adresse à des générations futures, à tous ceux qui pensent que la modernité est de tous les âges, à ceux qui stigmatisent la bassesse par l'exigence de l'esprit. Ne défigurons pas une beauté sous la séduction de laquelle nous tombons tous. Soyons à son écoute, respectons l'intransigeance de son architecture, admirons la richesse des prestigieuses peintures de Le Sueur et de Le Brun.
Hélas ! le projet de "réhabilitation" manifeste l'intention de construire un parking sans se soucier des bouleversements des sols et du dommage causé aux substructions intouchées depuis 1640.
Lord Byron, Ruskin, Wagner, Proust, tous amoureux de Venise, ont-ils jamais exigé que leur carrosse et plus tard leur voiture pût accéder à l'intérieur des palais dans lesquels ils résidaient ? Quelle aberration d'exiger l'intrusion d'un parking à l'intérieur de l'édifice, de construire trois ascenseurs, de soustraire des pièces d'une délicate harmonie au profit de salles de bains multiples, d'altérer la proportion de certains salons, de supprimer des manteaux de cheminées et des escaliers élégamment balancés.
Ignore-t-on que par la surenchère d'aménagements superflus de salles de bains et par la transformation du chef-d'oeuvre en hôtel de luxe, on expose dès lors l'édifice aux impératifs d'une technique qui impose des passages de gaines de ventilation en tous sens, altérant l'ensemble de la construction et menaçant, par l'ampleur de locaux sous le jardin suspendu, l'intégrité des fondations.
C'est ne pas entendre les harmoniques de proportions savantes, c'est être aveugle au rayonnement qu'émettent les prestigieuses oeuvres des peintres Le Sueur et Le Brun, auquel on doit la Galerie des glaces de Versailles ; c'est ne pas écouter ce dont les murs ont perçu les échos. Oui ! ces murs ont une âme, ces espaces sont investis de ce dont ils ont été témoins.
Il est paradoxal de maltraiter ce qui est authentique et de se soustraire au respect d'une oeuvre prestigieuse dans le même temps qu'on s'affaire - contrevenant à l'esprit même d'une époque - à placer sur les façades des colifichets (pots à feu et autres pots à fleurs) dérisoires.
Qui peut être dupe de cette manière de nous donner le change en s'affairant maladroitement à l'inessentiel ? Mutiler salons et escaliers, rehausser le soubassement par un parapet qui alourdit sa proportion est une faute. Peindre des menuiseries en trompe-l'oeil sur la façade, une mascarade. Et comment peut-on faire disparaître de vieux appareillages de pierre dont les assises disjointes témoignent de l'empirisme des savoir-faire et du travail des maçons ?
Laissons à leur simplicité de vieilles cheminées qui font bon ménage avec l'esprit du Grand Siècle et sont des marques touchantes de la vie quotidienne. Comble de cynisme : sous couvert de respect du passé, on se propose de détruire d'authentiques lucarnes et leurs balcons en fer forgé pour leur substituer des succédanés dont la proportion maladroite brise le mouvement ascendant du motif d'entrée. Ah, les belles âmes que sont les sectateurs d'une authenticité au service de laquelle on sacrifie le vrai à la mythologie de la symétrie et de l'équilibre.
Niaiseries des "nigauds aux goûts appris", persiflait Stendhal, désignant les contempteurs de la dissymétrie et de l'irrégularité de l'admirable place du Quirinal, à Rome.
Peut-on briser la carapace d'indifférence dont se revêt la société ? A travers les mouvements d'indignation contre la mutilation de l'hôtel Lambert, on a l'espoir que oui. Nombreux sont ceux qui saisissent qu'une oeuvre est un maillon de la longue chaîne de la modernité qui parcourt les siècles, et qui ont foi en la vie de l'esprit. Ils savent que, dans une époque d'intense activité éthique et esthétique, les créateurs refusent de n'être que les hommes du présent, et s'adressent à ceux qui vivront le futur.
Si ce bâtiment est grand, c'est parce qu'il est le point d'orgue d'un ensemble qui s'appelle l'île Saint-Louis. Comme être singulier, il n'en fait pas moins partie d'un tout, tant il a d'affinités avec des proximités qu'il emporte dans son élan. Avec quelle grâce il se greffe au quai d'Anjou ! Cet édifice met en branle l'imagination, et nous porte à l'essentiel par sa qualité de trait, sa qualité de tension, sa façon d'avoir créé un avenir. Ne nous leurrons pas !
Musil nous invite à voir clair : "Jamais plus une idéologie unitaire, une "culture" ne viendront d'elles-mêmes dans notre société blanche..." C'est pour cette raison qu'on peut être fasciné par l'intensité créatrice de l'admirable édifice de Le Vau, et que ce n'est pas à lui de se conformer à nos usages, mais à nous de savoir vivre selon ce qu'il émet d'échos harmonieux.
J'ai entendu, dans la consternation, que les défenseurs de l'intégrité d'un fleuron de notre culture étaient des xénophobes. Je m'insurge ! Le sont ceux qui menacent l'intégrité d'un patrimoine ; ceux qui ruinent les inventions de vivre des Asiatiques, des Amérindiens, de l'islam, et participent à la destruction des cultures qui font monde.
Où l'on reconnaîtra que les premiers destructeurs c'est nous : à Pékin, à Shanghaï, en Europe et ailleurs."
Henri GAUDIN, Architecte
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