Signé par un collectif de 7 experts de la Commission du Vieux Paris, dont plusieurs membres
particulièrement éminents, ce "rebond" a été refusé par Libération fin février au motif qu'il était diffamatoire. Même si quelques amendements ont été obtenus depuis, l'actualité des informations qu'il contient et
l'autorité des signataires nous engagent à le soumettre nos lecteurs.
Le 18 décembre dernier, la Commission du Vieux Paris a alerté le Maire de Paris et l’opinion sur la dénaturation importante que subirait l’hôtel Lambert, chef-d’œuvre du XVIIe siècle classé monument historique dès 1862, si le projet de « réhabilitation » élaboré par l’architecte en chef Alain-Charles Perrot pour le frère de l’émir du Qatar n’était pas profondément amendé. Le point principal, sur lequel la Commission était notamment habilitée à émettre un avis, se rapporte à la question du garage dont le terre-plein du jardin suspendu, très en vue, est appelé à faire les frais. Cette option s’accompagne d’une sortie de voitures quai d’Anjou, en plein milieu du mur de soutènement d’origine. L’annonce publique faite par Bertrand Delanoë de son intention de ne pas donner son accord a suscité une réponse ambiguë de Christine Albanel. Loin d’assurer qu’il ne pouvait être question de porter atteinte à la proue de l’île Saint-Louis, c’est-à-dire à un site inscrit au patrimoine de l’Unesco, la ministre a seulement déclaré que « rien n’était décidé ». À la mi-janvier, pour faire face aux réactions et protestations suscitées par la découverte d’autres éléments du dossier sujets à contestation, l’architecte et le représentant du propriétaire entr’ouvrent aux media les portes de l’hôtel. L’architecture de Le Vau et les peintures de Le Brun contribuent pour partie à la réussite de l’opération de séduction : les omissions, demi-vérités, contre-vérités et mensonges proférés par l’architecte alors maître du terrain font le reste. C’est ainsi qu’aux articles alarmistes de décembre succède une salve d’informations rassurantes voire lénifiantes. Pourtant, à ce jour, rien ne permet d’écarter les inquiétudes très vives sur la préservation de l’intégrité patrimoniale de l’un des édifices parmi les plus célèbres de la capitale. Sans doute n’est-il question ni de raser l’hôtel ni d’en démolir les pièces les plus ornées, c’est bien la moindre des choses. Le destin des dedans et les dehors n’en sont pas moins pour partie compromis dans leur authenticité, parfois très gravement.
La transformation la plus barbare concerne le démantèlement du bastion que forme le jardin suspendu, de plain-pied avec l’appartement principal du premier étage. En dépit des dénégations de l’architecte, les dessins de son agence indiquent sans ambiguïté qu’il est prévu d’en surélever le parapet. Le sacrifice d’une disposition aujourd’hui unique à Paris tient dans le vœu de disposer de davantage de places de parking. On en comptait pourtant déjà cinq du temps des précédents propriétaires. En second lieu, la création de deux ascenseurs – celle-ci porte à quatre le nombre des circulations verticales mécaniques – et de trois gaines techniques d’un volume considérable porte une atteinte d’ordre structurel à l’économie de la construction. Ces dispositifs engendrent la destruction d’un escalier du XVIIIe siècle qui jouxte l’escalier d’honneur et, plus grave, l’éventrement du plafond de la chambre à coucher de Jean-Baptiste Lambert, le commanditaire de l’hôtel, dont les poutres et les solives polychromes sont ornées de médaillons historiés, de putti et de rinceaux rehaussés de dorures. On pouvait croire cette dernière pièce – le point d’orgue de la distribution du grand appartement d’apparat – assujettie au régime de protection qui s’impose dans tout le bâtiment. Le projet prévoit d’amputer son volume d’un tiers en faveur du passage d’une gaine technique et de l’une des cages d’ascenseur puis de morceler ce qui en reste à l’aide d’équipements sanitaires incongrus. Selon Alain-Charles Perrot, la climatisation est absente de l’hôtel : il s’agit d’air chauffé ou rafraîchi, distinction assez vaine au regard du volume impressionnant des gaines. S’appuyant sur une analyse des huisseries qui, contrairement à des assertions mensongères, n’a pas été commandée au meilleur spécialiste en la matière, l’architecte prétendait qu’il n’y avait plus rien d’ancien et s’apprêtait à tout remplacer. On attend maintenant les résultats d’une expertise fiable.
D’autres aspects relèvent d’une attitude et d’un savoir faire datés en matière de restauration. Associant dans un flou peu doctrinal les réparations nécessaires et le retour à un état ancien scientifiquement infondé, le maître d’oeuvre souhaite retoucher les toitures, remplacer les lucarnes quitte même à en rajouter et pratiquer des additions d’ordre décoratif : fausses menuiseries, balustrades, potiches et pots-à-feu. En 1964, la « charte de Venise » a formulé des règles autour desquelles se rassemblent aujourd’hui les restaurateurs du monde entier. Elle établit notamment le respect des strates du temps : les autels baroques dans les églises romanes, comme les décors néo-gothiques dans les hôtels classiques. Au mépris de ce texte qui est la doctrine officielle de l’Icomos et du ministère de la Culture en matière de restauration, Alain-Charles Perrot prétend rétablir un état ancien de l’hôtel et s’apprête à ruiner la cohérence de l’appartement de style troubadour aménagé dans les combles sous Napoléon III pour les Czartoryski. Peut-on bafouer la mémoire de cette famille polonaise qui a assuré la restauration, l’entretien et le rayonnement de l’hôtel Lambert pendant un siècle et demi ? Il s’agit en outre d’une œuvre de Jean-Baptiste Lassus, collaborateur de Viollet-le-Duc à Notre-Dame. On n’envisage pas moins d’en retrancher l’escalier en chêne orné de sculptures, une cheminée à hotte et d’intéressants vitraux historiés. Le goût subjectif l’emporte ici sur la valeur patrimoniale objective. Mais la responsabilité de ces choix n’incombe-t-elle pas plutôt à Alberto Pinto, le décorateur auquel ont été soumis tous les locaux ayant perdu leur décor du XVIIe siècle, notamment dans l'aile gauche de l'hôtel dont il est prévu de remanier complètement la distribution ancienne ?
Il est consternant de penser que c’est un « architecte en chef des monuments historiques » qui a élaboré ce projet. La campagne envisagée n’est ni une restauration, ni une réhabilitation du bâtiment considéré. C’est une dénaturation profonde du chef d’œuvre du jeune Le Vau – l’architecte de Vaux-le-Vicomte, de la façade sur jardin de Versailles et de l’Institut de France – et de ses adaptations successives. Le Maire de Paris semble décidé à maintenir son veto sur le garage souterrain. On aimerait que les services de l’État réagissent à leur tour, puisqu’en dernier ressort c’est la Ministre de la Culture qui tranchera et délivrera le permis soit de restaurer, soit de dénaturer la distribution de l’hôtel Lambert.
Jean-Pierre Babelon,
membre de l’Institut, membre du Comité d’histoire de Paris, conservateur général honoraire du Patrimoine
Jean-François Cabestan,
architecte du patrimoine, université de Paris 1
Mark K. Deming,
historien, école d’architecture de Paris-Belleville
Pierre Housieaux,
président de l’association pour la Sauvegarde et la Mise en valeur du Paris historique
Antoine Picon,
chercheur à l'école nationale des Ponts et Chaussées, professeur à la Graduate School of Design de l'université Harvard.
Pierre Pinon,
professeur à l’école de Chaillot
Christian Prévost-Marcilhacy,
inspecteur général honoraire des monuments historiques
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